Le refus du projet gouvernemental sur les retraites a été massif dans le pays, autant sur l’ensemble du territoire (on a vu des défilés dans de très petites villes, dans des îles bretonnes,…) que dans une large part de la population ec cela sans partager un seceur professionnel particulier. Ainsi la présence dans les cortèges de nombre de salariés isolés, de salariés jeunes, de salariés du privé, de celle massive des femmes – certes pas nouvelle, et c’est d’ailleurs l’une des évolutions du syndicalisme – a été remarquable.

I] La bataille politique

Cette diversité dans les manifestations a des origines diverses : on a beaucoup parlé du rôle d’internet, toutefois cette séquence revendicative vient avec une certaine logique, après celle de 2009 contre la politique du gouvernement dont elle est une continuité et surtout elle arrive dans le cadre d’une déligitimation du gouvernement. L’affaire Woerth-Bettencourt en a été le symbole le plus marquant et elle a été suivie durant l’été de la chasse aux Roms, comprise elle, comme une façon par le pouvoir de détourner les médias de ce qui le gênait. Cette perte totale de crédibilité a été également symbolisée par le souvenir des déclarations de Nicolas Sarkozy : « Je serai le président du pouvoir d’achat », « Travailler plus pour gagner plus », « Je ne toucherai pas à la retraite à 60 ans ». Le président de la République est vu de plus en plus comme le « président des riches » ainsi que le nomment dans leur livre éponyme, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot.

« Quand s’achèvera cette interminable nuit du Fouquet’s ? »
La crise a ravivé le sentiment de l’impunité dont jouissent les plus riches (renflouement des banques grâce à l’argent public, bonne santé financière de l’industrie du luxe, possibilités légales d’échapper à l’impôt,…), et celui de l’injustice pour les autres qui sont directement visés par la hausse de 2% du chômage en quelques mois, la montée de la précarité dans l’emploi et de celle de l’endettement des ménages.
A cela s’est ajouté le projet lui-même, lequel malgré l’intense communication gouvernementale, a été lu comme brutal et injuste, faisant passer les Français du système le moins désastreux d’Europe au pire aujourd’hui. A cela s’est ajoutée la criante inégalité de traitement entre les femmes et les hommes.

Les Français ont mal au travail
La question du travail, c’est-à-dire celle de bien travailler, et aussi de comment travailler, dans quelles conditions, pour quoi faire, quel sens a le travail, tout cela a joué un rôle important également dans la perception du projet gouvernemental par la population. D’autant que c’est en France que le taux de productivité par travailleur est le meilleur au monde et ce n’est pas sans faire des dégâts. Par ailleurs, pour les Français, le travail est identitaire : les individus, les groupes sociaux investissent beaucoup dedans. En effet si le travail n’est pas une valeur en soi – contrairement à ce que l’on tente de nous faire croire – il peut être porteur de valeurs, mais elles s’étiolent au fur et à mesure que la puissance financière grandit. Il est à noter que les salariés du secteur public ont plus le moral en berne en ce moment que ceux du privé car ils ne peuvent plus faire les missions qui sont les leurs et que le sens même de ces missions est en train de changer et cela trop souvent en contradiction avec les valeurs qui structuraient l’idée même de service public. C’est sur cette perception-là que s’est construite la volonté générale de conserver la retraite à 60 ans et non comme un tabou intangible, un dogme, mais plutôt comme un bouclier. De plus tout un chacun peut constater que seuls 38 % des salariés sont effectivement encore en activité lorsqu’ils partent à la retraite et que bien souvent, même s’ils partent à 60 ans avec de mauvaises conditions financières, ils ne cherchent pas à rester pour l’améliorer, et ils partent quand même.

La retraite, une seconde vie pour une autre socialisation
C’est pourquoi la retraite, au-delà du fait qu’elle appartient au travail lui-même dans le sens où elle est la reconnaissance d’une vie de labeur, qu’elle peut être considérée comme une partie du salaire dont le paiement est différé aux vieux jours, est investie d’une grande valeur. Elle est une autre vie indispensable pour « profiter » de la vie et des autres, ce qu’il semble impossible de faire avant. La retraite, c’est à la fois un combat syndical contre le patronat pour la dignité de celui qui a donné ses bras, sa force de travail, mais c’est aussi une notion issue du XVIIIème siècle qui a développé à la fois l’idée du corps social bien gouverné qui peut ainsi connaître le bonheur et celle de l’individu qui a le droit à l’épanouissement personnel. La retraite a donc une utilité sociale complète et les retraités ne sont pas des poids morts dans la société : on connait leur importance en ce qui concerne la redistribution – pour les plus aisés – vers leurs enfants et petits enfants – participant ainsi au calme social -, la place qu’ils occupent dans les associations, lesquelles jouent un rôle majeur dans le tissu social. A cela s’ajoute le fait qu’il y a aujourd’hui une économie des loisirs qui ne peut se passer de leur présence et de leurs revenus…L’allongement de l’espérance de vie n’a pas que des inconvénients !

II] L’action des organisations syndicales

De nombreux sociologues font remonter la séquence de lutte en 1995. Mais c’est dans les années 2000 que les mouvements de contestation ont été les plus nombreux. Toutefois, depuis les années 80, la grève est en déclin. Dès 2003, on note qu’en même temps que le nombre de grévistes baisse, le nombre de manifestants augmente. Ce n’est pas seulement parce qu’une grève coûte cher (les travailleurs n’ont jamais eu les moyens de faire la grève !) mais l’endettement des ménages est plus important aujourd’hui, et le chômage met le salarié plus à la merci de son patron. A cela s’ajoute le fait que le pouvoir politique a mis en place un certain nombre de mesures d’empêchement, avec le service minimum dans les transports par exemple, ou n’hésite pas à employer les grands moyens avec les retraits de permis pour les chauffeurs routiers, l’envoi de policiers en nombre, la réquisition,….. Si le pouvoir politique a aujourd’hui des réactions plus dures, c’est qu’il a été fortement inspiré par le patronat dont il est le séide.
Dans ce contexte, les organisations syndicales parviennent à entraîner les salariés dans les manifestations mais pas dans les mouvements de grève.

Une intersyndicale faite d’enjeux différents
La question de l’intersyndicale dans ce mouvement est primordiale. Elle s’est construite dans les mois qui ont précédé le conflit dans cette prévision même puisque le « rendez-vous » avait été annoncé à l’avance par le président de la République.

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Nous devons à ce sujet rappeler que l’action du printemps et de l’automne 2010 est à placer à la fois dans le cadre de la politique de réorientation de la CGT et dans celui de la nouvelle loi sur la représentativité, dans le privé comme dans le public. En effet, ces nouvelles règles changent quelque peu la donne entre les organisations : la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CFE-CGC ne bénéficient plus de la reconnaissance d’office qui datait d’une loi de 1948 modifiée par un arrêté du 31 mars 1966 (dont évidemment les nouveaux venus, FSU, UNSA, Solidaires étaient de fait, exclus.) et devront avec les autres, faire la preuve à chaque consultation générale, de leur représentativité réelle. A court terme, les cartes vont être rebattues et au vu des résultats dans les dernières élections, le nouveau visage de la représentation des salarié-e-s est tout à fait imaginable, c’est pourquoi cela donne une nouvelle importance et de nouvelles responsabilités à certaines organisations. D’autre part, la CFDT avait payé cher son cavalier seul de 2003 et elle ne souhaitait pas revivre les mêmes difficultés. Cette nécessité a rencontré la volonté de la CGT désireuse d’un certain recentrage tout en gardant un rôle moteur dans l’intersyndicale. Trois organisations seulement – la FSU, Solidaires dans l’intersyndicale, et FO en jouant sa partition particulière – ont porté le mandat de l’exigence du retrait du projet mais ne sont pas parvenues à faire évoluer l’ensemble de leurs partenaires en ce sens. Pour la CGT, l’intersyndicale semblait seule capable de maintenir le plus haut niveau de mobilisation possible (et d’ailleurs le pays a, tout du long, soutenu le front syndical.) et surtout elle voulait adopter une posture ouverte aux négociations afin de faire porter la responsabilité de l’échec au gouvernement. Ce positionnement ne pouvait que convenir à la CFDT qui en est même arrivée à faire oublier son rôle en 2003 au point, semble t-il, de se fabriquer une nouvelle légitimité. Dans ce cadre, le fait qu’aucune organisation n’ait appelé explicitement à la grève reconductible n’est pas surprenant.

L’appel à la grève reconductible en faillite
Toutefois, ce serait une courte analyse que celle qui se contenterait de ce constat. La grève reconductible ne se décide pas seulement à la tête des organisations syndicales, il faut que la base y soit prête et là, bien plus qu’en 2003, une très faible minorité de salariés souhaitait s’y lancer. En effet, un certain nombre de facteurs a joué contre et pas seulement ceux expliqués plus haut concernant la situation économique de la population. Il faut prendre en compte également le fait que Nicolas Sarkozy se considérait comme seul légitime sur cette question et voulait, non seulement faire cette « réforme », mais en même temps faire la démonstration auprès de ses mandants (électeurs, milieux patronaux, financiers, …) qu’il était bien le président qu’ils avaient voulu et dont ils avaient favorisé l’élection. Il voulait leur prouver qu’il était capable de « sauver » le pays contrairement à la gauche. D’où son refus de la négociation sociale contrairement à ses rodomontades habituelles.
Un certain abattement nourri de l’espoir que les élections présidentielles ne sont pas si éloignées a plané sur le mouvement et a été aussi l’un des freins à sa radicalisation, malgré les quelques tentatives ciblées (raffineries, Bouches du Rhône).
En même temps, le parti socialiste n’a pas porté clairement de position ferme proche des mandats syndicaux à travers les prises de paroles de ses différentes personnalités et n’est apparu en force et clairement dans les défilés, qu’au cours du mouvement.

En conclusion : où le syndical doit rejoindre le politique

Le salariat est en pleine évolution : les politiques patronales de direction des entreprises et de gestion du personnel entament très nettement les différentes cultures professionnelles dans chaque secteur et, à la suite, les cultures militantes. L’individualisation des carrières – même dans la fonction publique – provoquent de nouvelle manières de se mobiliser et doit pousser les organisations syndicales à inventer des formes différentes de mobilisation.
Les partis politiques, à gauche, n’ont pas défendu les travailleurs contre ces évolutions destructrices, on l’a vu, de la façon de vivre le travail. Ils n’ont pas plus été capables, désunis qu’ils étaient/sont, de rassembler l’ensemble des mécontentements qui dépassent largement le seul cadre des retraites, alors que la politique du gouvernement actuel est vécue comme injuste, immorale, voire illégitime, en tous cas comme une sorte de scandale permanent.

Si les organisations syndicales sont globalement parvenues à faire connaître et comprendre les raisons de leur refus de ce néfaste projet, il n’en est pas autant de leurs propositions. Dans un débat politique déconnecté des grands enjeux sociétaux, où les partis et les médias sont centrés sur l’unique question de savoir qui sera candidat à l’élection présidentielle en 2012 et quand il le dira, il y a la place pour elles d’organiser une dynamique de réflexion en élargissant leur horizon vers les associations, mouvements citoyens qui ont participé à la contestation – rappelons-nous la campagne lors du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen- et ainsi d’irriguer le débat politique.
La FSU, en ce qu’elle s’est toujours revendiquée porteuse d’un syndicalisme de transformation sociale, doit prendre toute sa place dans une telle dynamique.

Notes :

Le président des riches ou Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot aux éditions Zones

Sources :

Jean-Marie Pernot et Stéphane Rozès au CDFN (Conseil Délibératif Fédéral National) de la FSU en janvier 2011

Sophie Béroud et Karel Yon, chercheurs en sciences politiques