Si l’on veut saisir comment la « réforme de l’école » en France participe du nouvel ordre éducatif mondial il suffit de se pencher sur l’abondante production des organisations internationales, dont fait partie la Commission européenne, « gardiennes de l’orthodoxie », autrement dit d’examiner la pensée issue de la grande vague néo-libérale qui a profondément pénétré depuis les années 80 les représentations et les politiques dans les pays occidentaux. On assiste ainsi actuellement à la construction de l’école néo-libérale, c’est à dire d’un certain modèle scolaire qui considère l’éducation comme un bien essentiellement privé et dont la valeur est avant tout économique.

Cette conception renvoie à la notion de capital humain : les individus doivent capitaliser des ressources privées et la société en garantit le rendement futur. C’est une conception radicalement différente de la bonne vieille idée républicaine selon laquelle la Nation garantirait à tous ses membres un droit à la culture… Ne jouons pas sur les mots : c’est de privatisation qu’il s’agit. L’Ecole devient un outil qui sert une somme d’intérêts individuels. Elle fournit aux entreprises le capital humain. Dans ce cadre, le rapport éducatif est bien un rapport de type marchand.

Quelle place tient la Commission européenne dans cette construction ? Comme d’autres organismes internationaux, la Commission transforme des « constats », des « évaluations », des « comparaisons » en occasion de fabriquer un discours global. Son rôle est non seulement un rôle de centralisation politique mais également un rôle de normalisation symbolique. Son but est fabriquer un modèle éducatif européen homogène… D’après le Livre Blanc de la Commission des Communautés Européennes (1993) « Il y a convergence entre les Etats membres sur la nécessité d’une implication plus grande du secteur privé dans les systèmes d’éducation et/ou de formation professionnelle et dans la formulation des politiques d’éducation et de formation pour tenir compte des besoins du marché et des circonstances locales… ». La phraséologie/idéologie néo-libérale dans le domaine éducatif tourne autour de quelques thèmes récurrents que nous allons tenter d’énumérer.

1°) L’école flexible :

L’idéal de référence est désormais le « travailleur flexible ». Il doit être auto-discipliné, auto-didacte. La notion d’employabilité individuelle est ici fondamentale. Toujours selon la Commission « la mise en place de systèmes plus flexibles et ouverts de formation et le développement des capacités d’adaptation des individus seront en effet de plus en plus nécessaires à la fois aux entreprises, pour mieux exploiter les innovations technologiques qu’elles mettent au point ou dont elles font l’acquisition, et aux individus eux-mêmes dont une proportion importante risque de devoir changer quatre ou cinq fois d’activité professionnelle au cours de leur vie. »

L’Ecole doit donc s’adapter. Cette plus grande flexibilité de l’Ecole étant une « question centrale » selon la Commission Européenne (1995).

2°) La décomposition du lien entre diplôme et emploi :

Certains rapports officiels comme celui de Jacques Attali, Pour un modèle européen d’enseignement supérieur (1998), renforcent l’idée selon laquelle les diplômes délivrés par les Universités ne vaudront plus guère quelques années après leur première délivrance. Ceci aboutit à une disparité croissante entre la valeur juridique d’un titre et sa valeur sociale.

3°) L’apprentissage tout au long de la vie :

D’après une Communication de la Commission Européenne, Réaliser un espace européen d’éducation et de formation tout au long de la vie, 21/11/2001, il s’agit de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », ce qui passe par la constitution d’un « espace européen de l’éducation et de la formation tout au long de la vie ».

L’Ecole initiale dote le jeune d’un « paquet de compétences de base » (cf le « socle commun » de la loi Fillon). Elle doit se consacrer à « apprendre à apprendre », cadre général sans substance bien définie. L’important, ce ne sont pas les connaissances acquises (qui pourraient même être encombrantes…) mais le fait que le futur travailleur doit pouvoir continuer d’apprendre ce qui lui sera utile professionnellement. La logique qui prévaut est une logique purement utilitariste, instrumentale. Il faut « apprendre à apprendre » pour développer sa créativité, son aisance dans le groupe de travail.

L’Ecole donne donc des outils afin que l’individu ait l’autonomie nécessaire pour une auto-formation permanente. On abandonne ce qui ressemble à une accumulation de savoirs superflus. On ne prépare plus un diplôme mais des compétences de base marchandisables qui permettront au salarié de s’adapter en permanence aux transformations économiques et aux besoins du marché. Il n’est pas question ici de réponse aux besoins d’autonomie et d’épanouissement personnel mais plutôt de répondre à une obligation de survie sur le marché du travail. On permet aux individus de « se couvrir contre le risque ». On satisfait les attentes des entreprises en matière d’innovation et de créativité, cf Rapport Reiffers, Accomplir l’Europe par l’éducation et la formation, 1997, p.20.

4°) La pédagogie des compétences : cf Livre Blanc : Enseigner et apprendre : vers la société cognitive, 1995.

La grande mutation pédagogique de ces quinze dernières années est le passage de l’Ecole d’une logique de connaissances à une logique de compétences. On substitue donc la compétence à la qualification. La mission principale de l’Ecole est alors de doter les futurs travailleurs d’aptitudes transposables : créativité, initiative, aptitude à la résolution des problèmes, souplesse, capacité d’adaptation, exercice des responsabilités, aptitudes à l’apprentissage et au recyclage.

5°) La professionnalisation de l’Ecole : idem 1995.

« L’Ecole et l’entreprise sont des lieux d’acquisition des savoirs complémentaires qu’il est nécessaire de rapprocher ». On assiste actuellement à une perte d’autonomie de l’Ecole et de l’Université simultanément à la réhabilitation de l’entreprise et à la stigmatisation de l’éducation publique.

En ce qui concerne l’Université, selon Jacques Attali : « La préparation à la vie professionnelle doit devenir l’un des axes majeurs du projet pédagogique de l’établissement d’enseignement supérieur ». Tout diplôme universitaire est donc avant tout un diplôme professionnel.

La professionnalisation a évidemment une dimension incontournable mais l’argument avancé par les libéraux c’est qu’il y a trop d’offres d’emploi et que c’est l’Ecole qui prépare mal les jeunes. Cette thèse n’a pas pour but de promouvoir la valeur du travail mais vise à mieux servir les entreprises en main d’œuvre « adaptée ».

6°) La colonisation marchande de l’éducation :

La Commission Européenne a fait établir une étude nommée Le marketing à l’Ecole, en octobre 1998. Cette étude souligne quelques abus mais relève la « valeur ajoutée » de la publicité en matière d’ouverture sur l’extérieur. On assiste donc à une progressive commercialisation de l’espace scolaire, à un effacement des frontières entre Ecole et société de marché. L’Ecole a pour but premier d’adapter à la société de marché. Il faut former des consommateurs qui y soient familiarisés très tôt.

7°) De la décentralisation à la dérégulation :

Dans sa version néo-libérale, la décentralisation est pensée comme une source de flexibilité et comme une possibilité d’introduire la logique de marché.

D’après une Communication de la Commission Européenne de 1995, « Ce que montre l’expérience, c’est que les systèmes les plus décentralisés sont aussi ceux qui sont les plus flexibles, qui s’adaptent plus vite et qui permettent de développer de nouvelles formes de partenariat à visée sociale. »

La décentralisation est donc ici conçue comme une avancée vers la constitution d’un marché scolaire. Elle est prônée au nom de la concurrence, du rôle du consommateur, de l’efficacité, de la réduction des coûts, de la collaboration école/entreprise. En réalité elle va constituer surtout un facteur important de ségrégation sociale entre établissements.

La Commission Européenne ré-écrit donc les missions de l’Ecole afin que celle-ci tende à se dissoudre dans la logique marchande, du fait de la construction de nouvelles « évidences » mentales. Elle exerce donc une pression symbolique et politique qui participe à la mise à l’équerre des politiques éducatives et des mentalités des décideurs, au nom de la « construction européenne ».

Pour un approfondissement des aspects de l’offensive néo-libérale contre l’enseignement public, voir l’ouvrage de Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, éd. La Découverte, 2003.