En réponse à la tribune signée par des inspecteurs et des chefs d’établissement qui affirment qu’ils « n’appliqueront pas de mesures qui contreviendraient aux valeurs de la République », les réactions sont nombreuses qui s’offusquent en affirmant que les fonctionnaires doivent obéir. Et cela au prix d’outrancières simplifications : Michel Onfray énonce doctement : « fonctionnaire, ça donne des devoirs, ça ne donne pas des droits ». Ce qui est le témoignage d’une grande ignorance sur le sujet.

Le fonctionnaire doit-il obéir ?
La question ne peut se résoudre par le seul fait de brandir un extrait de la loi qui définit les droits et les obligations des fonctionnaires. Il faut tenter d’en comprendre le sens global.

Un rappel historique tout d’abord.
Le premier statut de la Fonction publique date de septembre 1941. Il soumettait les fonctionnaires « à une discipline fondée sur l’autorité des chefs et l’obéissance des subordonnés[2] ». A la Libération, on comprendra aisément la volonté de rompre avec cette conception qui avait servi à déporter les juifs, les homosexuels, les tziganes et les communistes.
Le statut de 1946[3] va donc banaliser la condition juridique du fonctionnaire en affirmant ses droits de citoyen, notamment en reconnaissant la plénitude de ses droits politiques et syndicaux. Il initie la conception nouvelle d’une dialectique nécessaire entre les droits et les obligations. Plusieurs éléments y contribuent, notamment « la responsabilité de l’exécution des tâches confiées », conception radicalement différente de celle de l’obligation d’obéissance du statut de Vichy.
Le statut de 1946 renonce au terme d’obéissance qui depuis est donc une facilité abusive de langage pour évoquer ce que le statut de 1983 [4] affirmera dans une formulation très sensiblement différente : celle de la conformité aux instructions.
Vouloir se limiter à affirmer l’obéissance du fonctionnaire serait aujourd’hui une retour en arrière de 80 ans !
Le statut de 1983 a été encore plus loin en garantissant au fonctionnaire la liberté d’opinion. Et c’est la dialectique évoquée plus haut qui permet de rendre cohérente l’affirmation conjointe de cette liberté d’opinion et le fait qu’elle ne puisse pas être instrumentalisée aux dépens du traitement égalitaire dû aux usagers. C’est le rôle de l’obligation de neutralité qui impose aux fonctionnaires de ne pas user de leurs fonctions pour faire de la propagande politique, du prosélytisme religieux ou de la publicité commerciale.

Le sens politique de cette dialectique des droits et des obligations
Elle traduit tout d’abord la volonté de permettre au fonctionnaire d’exercer pleinement sa citoyenneté et cela y compris dans les dimensions de son engagement politique ou syndical. Anicet le Pors, ministre chargé de la fonction publique qui initia la loi de 1983 formule cette volonté en évoquant le passage d’un « fonctionnaire-sujet » à un « fonctionnaire-citoyen ».
Mais elle constitue aussi une garantie de démocratie qui donne à l’action publique de l’administration une finalité d’intérêt général qui ne peut se soumettre aux intérêts particuliers d’un gouvernement.
La formule de Maurice Thorez, ministre d’État chargé de la fonction publique au moment de la loi de 1946, résume les intentions du statut général : « le fonctionnaire ne doit plus être le domestique du gouvernement livré à l’arbitraire ou au favoritisme mais seulement le serviteur de l’État et de la nation, garanti dans ses droits ». Il reprenait le principe révolutionnaire de 1789 qui considérait que « tous les agents de l’administration doivent à la chose publique leurs travaux et leurs soins[5] »
Cette indépendance du fonctionnaire, qui ne peut évidemment pas se confondre avec un agissement guidé par ses intérêts particuliers, est une conditions de la démocratie. Elle donne plein sens à la reconnaissance de sa responsabilité et à une contrainte de conformité et non pas d’obéissance.

Dans l’exercice quotidien du fonctionnaire, comment cela se traduit-il ?
Tout d’abord par le respect absolu de l’obligation de neutralité qui interdit au fonctionnaire dans le cadre de l’exercice des fonctions, c’est à dire pendant son horaire de service, toute instrumentalisation de sa mission aux fins d’un intérêt politique, religieux ou économique particulier. Cette neutralité s’exerce dans le cadre d’une responsabilité du fonctionnaire qui l’enjoint à mettre en œuvre les instructions données dans la finalité de l’intérêt général et non pas si « elles sont de nature à compromettre gravement un intérêt public ». D’autre part, cette neutralité ne peut pas être exigée hors de l’exercice de la fonction.
Il existe une obligation qui ne se limite pas à l’exercice de la fonction, celle de l’obligation de réserve qui contraint le fonctionnaire non pas sur ses propos eux-mêmes mais sur le fait qu’ils doivent faire preuve de réserve, c’est à dire se garder de toute considération outrancière, diffamante ou injurieuse à l’égard du service public et de ses agents.
Enfin le fonctionnaire est tenu à la discrétion professionnelle qui lui interdit de livrer des informations sur les usagers dont il aurait connaissance par l’exercice de ses fonctions.
Un fonctionnaire peut donc exprimer publiquement son opinion sur la politique gouvernementale, si critique soit-elle, pourvu qu’il le fasse avec réserve et hors de l’exercice de ses missions.

Il en va de l’intérêt de toutes et tous…
L’enjeu n’est pas seulement de garantir à chaque agente et chaque agent de la fonction publique sa liberté d’opinion mais aussi de lui donner mission, grâce à son indépendance, d’être l’acteur d’un service public à l’abri des intérêts particuliers d’un pouvoir politique, religieux ou économique. Cela constitue un devoir particulier pour le fonctionnaire qui inscrit sa mission non seulement dans l’exigence d’une compétence professionnelle mais aussi dans celle d’un impératif de respect des valeurs démocratiques et républicaines. Cette obligation a pour finalité de garantir la liberté des citoyens et non de légitimer l’autoritarisme d’un gouvernement.

Voilà pourquoi les fonctionnaires ne sont plus « les domestiques du gouvernement » mais ceux qui veillent sur « la chose publique » par engagement pour l’intérêt général.